Un petit bisou

Un petit bisou
Jonathan et sa mère m’ont donné une des plus grandes leçons de ma vie parentale: c’est tout-petit que l’on apprend, ou pas, que notre corps nous appartient.

À l’époque, je n’avais pas d’enfant et je croyais que la prévention des abus sexuels consistait à apprendre aux enfants à ne pas parler aux étrangers. Une de mes copines avait déjà deux enfants, que je trouvais mignons comme tout. Jonathan, le plus vieux, avait un petit visage tout rond, deux petites dents minuscules qui se frayaient un chemin sur le devant de sa bouche en cœur. Bref, on l’aurait dévoré tout cru!

Je me souviens de m’être approchée de lui avec toute la douceur du monde afin d’obtenir un petit baiser. Aucune mauvaise intention. N’étais-je pas une adulte « sécuritaire »?

En me voyant m’approcher, il a rentré la tête dans les épaules et détourné la tête. Surprise, j’ai fait un pas de plus vers lui et il a couru se réfugier dans les jambes de sa mère. Vous dire l’effet que ça m’a fait! Je me suis sentie rejetée personnellement : ne méritais-je pas la confiance de ce petit? Cet enfant n’était-il pas impoli? Si on le laissait faire à 14 mois, de quoi serait-il capable à 14 ans?

Je m’attendais à ce que sa mère le pousse vers moi en le rassurant. En insistant sur le fait qu’on ne fait pas ça. Mais elle n’a rien dit du tout et l’a gardé près d’elle en posant un bras protecteur autour de lui. Oh! Comme mon ego a été froissé! Insulté. J’ai songé que sa mère en faisait un enfant bien capricieux et mal élevé.

Mais pourquoi fallait-il que cet enfant m’embrasse? Parce que je croyais à l’époque qu’un bon enfant obéit; parce que je n’étais pas une menace et que même, j’avais été ben fine avec lui. Et puis, un petit baiser, qu’est-ce que c’est? Rien du tout.

Mais dites-moi, qui songerait à forcer le baiser de n’importe qui d’autre? Auriez-vous l’idée d’embrasser quelqu’un que vous ne voulez pas embrasser?

Les enfants ont bien peu de pouvoir. Ils mangent ce qu’on leur donne, ils portent les vêtements qu’on leur procure, ils se font garder par les personnes que nous avons choisies. Il arrive un jour où ils commencent à exercer un peu de pouvoir et disent Non! Tout le monde connaît cette période difficile et tout le monde a hâte qu’elle se termine. Pourtant cette étape est cruciale: exprimer son désaccord ou son désarroi n’est pas un défaut, c’est une ressource personnelle très précieuse. C’est durant cette période qu’ils apprendront à exercer leur libre arbitre et leur pouvoir de décision sur leur vie.

Ça ne veut pas dire que nous céderons à toutes leurs résistances! Mais il y a des décisions plus importantes que d’autres et le pouvoir de décider qui me touche et quand est une mesure de protection cruciale dans la vie.

Jusqu’à cet événement avec Jonathan, j’avais bien souvent retenu le visage d’un enfant entre mes mains pour obtenir le baiser qu’il me refusait. Je n’avais jamais songé que le baiser est un geste d’intimité bien différent de celui de refuser de manger ses brocolis. Et pendant que tout le monde rigole de voir une petite fille se tortiller entre les bras de grand-maman qui force son bisou, cette enfant est en train d’apprendre que les grandes personnes ont le droit de la forcer à une intimité qu’elle ne veut pas; qu’elles ont le droit (et trouvent ça drôle!) de la toucher sans son consentement.

Est-ce que c’est ça qu’on veut apprendre à nos enfants? N’est-ce pas le début de l’abus?

Les petits bisous des enfants, exactement comme nos propres baisers, sont un cadeau précieux lorsqu’ils sont consentis librement et non pas forcés par les parents. Jonathan et sa mère m’ont donné une des plus grandes leçons de ma vie parentale : c’est tout-petit que l’on apprend, ou pas, que notre corps nous appartient. Même si ça froisse grand-papa. Même si les amis trouvent nos enfants impolis de refuser. Même si  ça crée un malaise le jour de Noël.

Toutes les raisons sont bonnes pour refuser de donner un bisou. Peut-être que l’enfant est fatigué, peut-être qu’il trouve que grand-papa ne sent pas bon, peut-être qu’il fait un test. Peu importe. Chaque fois que je respecte le refus d’un enfant de m’embrasser, je lui permets d’apprendre que personne n’a le droit de le toucher s’il ne le veut pas. Chaque fois, il apprend à se faire confiance et à respecter ses limites.

Les petites filles et les petits garçons à qui on apprend cela deviennent des ados puis des adultes qui sont capables d’exercer leur pouvoir sur leur corps, au lieu de se laisser toucher par politesse ou par obligation.

 

8 juillet 2016

Naître et grandir

Photo : iStock.com/Derek Thomas

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